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Trotskisme yankee et invention du néo-conservatisme

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Trotskisme yankee et invention du néo-conservatisme

Auteur : Denis Boneau
Ex: http://zejournal.mobi

Qui sont les « nĂ©oconservateurs » amĂ©ricains et occidentaux ? Historique du mouvement issu du trotskisme en gardant prĂ©sent Ă  l’esprit que Trotski, tout comme LĂ©nine, Ă©tait un agent de Wall Street et de la City de Londres. Voir Ă  ce sujet notre dossier sur « Wall Street et la rĂ©volution bolchĂ©vique » de l’historien Antony Sutton. Ceci nous Ă©claire sur le pourquoi capitalisme et capitalisme d’état (marxisme et ses variantes lĂ©niniste, trotskiste, staliniste, puis plus tard maoĂŻste
) sont les deux cĂŽtĂ©s de la mĂȘme piĂšce capitaliste, pilotĂ©s par les mĂȘmes intĂ©rĂȘts convergents de la haute finance et de l’industrie transnationale. Le mouvement trotskiste nĂ©oconservateur n’en est qu’un des avatars supplĂ©mentaire


En France, Jospin et CambadĂ©lis (entre autres) issus du mouvement « lambertiste », en sont les reprĂ©sentants de longue date


hook1.jpgÀ partir de 1945, les services de propagande Ă©tats-uniens et britanniques recrutent des intellectuels souvent issus des milieux trotskistes afin d’inventer et promouvoir une « idĂ©ologie rivalisant avec le communisme ». Les New York Intellectuals, Sidney Hook (photo) en tĂȘte, accomplissent diffĂ©rentes missions confiĂ©es par la CIA avec zĂšle et efficacitĂ©, devenant rapidement des agents de premier plan de la Guerre froide culturelle. Des thĂ©oriciens majeurs de ce mouvement, comme James Burnham et Irving Kristol, ont Ă©laborĂ© la rhĂ©torique nĂ©o-conservatrice sur laquelle s’appuient aujourd’hui les faucons de Washington.

En 1945, les stratĂšges soviĂ©tiques veulent obtenir la reconnaissance des dĂ©mocraties populaires de l’Europe de l’Est. Ils lancent, en s’appuyant sur les services secrets, une campagne internationale pour la paix. Leur objectif est de conserver le contrĂŽle du « glacis dĂ©fensif » en Ă©vitant une sĂ©rie de conflits armĂ©s avec la coalition anglo-saxonne. En Grande-Bretagne, les gouvernements, notamment celui de Clement Attlee, cherchent Ă  rompre avec la propagande de guerre qui a justifiĂ© de 1942 Ă  1945 l’alliance avec Moscou. Dans ce contexte, en fĂ©vrier 1948, Attlee crĂ©e, au sein du Foreign Office, le DĂ©partement de recherche de renseignements (IRD), vĂ©ritable « ministĂšre de la Guerre froide » alimentĂ© par les fonds secrets et chargĂ© de produire de fausses informations pour discrĂ©diter les communistes. Aux États-Unis, la situation est plus favorable. Les procĂšs de Moscou, l’exil de Trotski, ancien bras droit de LĂ©nine, et le pacte germano-soviĂ©tique ont considĂ©rablement nui au Parti communiste. Dans ce contexte, les marxistes rejoignent massivement l’aile trotskiste de la gauche radicale dont une fraction pactisera avec la CIA, trahissant la IVe Internationale. AprĂšs une sĂ©rie d’échecs dĂ©sastreux, les services soviĂ©tiques renoncent Ă  toute influence idĂ©ologique aux États-Unis et privilĂ©gient les pays d’Europe de l’Ouest, spĂ©cialement la France et l’Italie.

Les services secrets britanniques et Ă©tats-uniens cherchent Ă  fabriquer une pensĂ©e assez crĂ©dible et universelle pour rivaliser avec le marxisme-lĂ©ninisme. Dans ce contexte, les New York Intellectuals – Sidney Hook, James Burnham, Irving Kristol, Daniel Bell
- vont constituer des combattants culturels particuliĂšrement efficaces.

Les premiers « coups tordus »

Les New York Intellectuals n’ont pas besoin d’infliltrer les milieux communistes : ils s’y trouvent dĂ©jĂ  et s’y dĂ©finissent comme militants trotskistes. La CIA, en recrutant des hommes comme le philosophe marxiste Sidney Hook, collecte des renseignements utiles sur la gauche radicale Ă©tats-unienne et tente de saboter les rĂ©unions internationales parrainĂ©es par Moscou.

towund.jpgEn mars 1949, Ă  New York, se tient une « confĂ©rence scientifique et culturelle pour la paix mondiale », Ă  l’hĂŽtel Waldorf Astoria. Des dĂ©lĂ©gations de militants communistes s’y pressent ; la rĂ©union est secrĂštement supervisĂ©e par le Kominform. Mais l’hĂŽtel est sous contrĂŽle de la CIA, qui y a installĂ© un quartier gĂ©nĂ©ral secret au dixiĂšme Ă©tage. Sidney Hook, qui joue le communiste repenti, reçoit Ă  part des journalistes auxquels il explique « sa » stratĂ©gie contre « les staliniens » : intercepter le courrier du Waldorf et diffuser de faux communiquĂ©s. Profitant de la « position de cheval de Troie » de Sidney Hook, la CIA mĂšne une campagne d’intoxication mĂ©diatique allant jusqu’à divulguer publiquement l’appartenance politique de certains participants prĂ©figurant ainsi la « chasse aux sorciĂšre » du sĂ©nateur McCarthy. Avec zĂšle et brio, Hook mĂšne son Ă©quipe d’agitateurs, de dĂ©lateurs et de manipulateurs, rĂ©digeant des tracts et semant le dĂ©sordre lors des tables rondes
 SimultanĂ©ment, Ă  l’extĂ©rieur de l’hĂŽtel Waldorf, des dizaines de militants d’extrĂȘme-droite dĂ©filent pancarte Ă  la main pour dĂ©noncer l’ingĂ©rence du Kominform. L’opĂ©ration est un succĂšs total, la confĂ©rence tourne au fiasco. ?Tirant les leçons du « coup du Waldorf », la CIA Ă©tats-unienne et l’IRD britannique systĂ©matisent l’enrĂŽlement de trotskistes dans la lutte secrĂšte contre Moscou, au point d’en faire une constante de la « guerre psychologique » qu’ils livrent Ă  l’URSS.

Sidney Hook, chef de file des New York Intellectuals

NĂ© dans un quartier pauvre de Brooklyn en 1902, Sidney Hook entre en 1923 Ă  l’universitĂ© de Colombia oĂč il rencontre John Dewey, son premier maĂźtre Ă  penser. AprĂšs son doctorat, il obtient une bourse de la fondation Guggenheim qui lui permet d’étudier en Allemagne et de visiter Moscou. Comme tant d’autres intellectuels de l’époque, il est fascinĂ© par Staline et le rĂ©gime soviĂ©tique. À son retour aux États-Unis, il dĂ©bute sa carriĂšre Ă  l’universitĂ© de New York au dĂ©partement de Philosophie. Il ne quittera son poste qu’en 1972 pour s’installer Ă  Stanford au terme d’une Ă©volution intellectuelle qui l’aura conduit du communisme au nĂ©oconservatisme. À la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale, aprĂšs s’ĂȘtre mariĂ© avec une militante communiste, Hook s’inscrit dans un syndicat d’enseignants proche du Parti. Il travaille Ă  une traduction de LĂ©nine et publie un livre remarquĂ©, Towards the understanding of Karl Marx. Intellectuel typique de la gauche radicale, il participe aux manifestations contre l’exĂ©cution des anarchistes Sacco et Vanzetti.

Au dĂ©but des annĂ©es 30, Hook rompt avec les communistes et se rallie au clan des trotskistes rĂ©unis au sein de l’American Workers Party, fondĂ© en 1938. Il organise la « Commission d’enquĂȘte sur la vĂ©ritĂ© dans les procĂšs de Moscou » qui a pour but d’innocenter Trotski Ă©cartĂ© du pouvoir par Staline.

À partir de 1938, il abandonne dĂ©finitivement l’idĂ©al rĂ©volutionnaire. En 1939, il fonde le Committee for cultural freedom, une organisation antistalinienne qui constituera, aprĂšs la guerre, l’une des bases du Congress for cultural freedom. Plus qu’une rupture, cette « trahison » – Hook surveille ses anciens amis pour le compte de la CIA – constitue pour lui une opportunitĂ© politique et financiĂšre attractive. Lorsque Hook Ă©voque les raisons de sa conversion, il dĂ©signe des « staliniens » comme Brecht qui, au cours d’une discussion Ă  New York en 1935 aurait plaisantĂ© Ă  propos de l’arrestation de Zinoviev et Kamenev : « Ceux-lĂ , plus ils sont innocents, plus ils mĂ©ritent d’ĂȘtre fusillĂ©s ». Une dĂ©nonciation qui en dit long sur les mĂ©thodes de Hook qui n’hĂ©sitait pas Ă  citer des propos critiques en les retirant de leur contexte pour les rendre odieux.

Dans cette logique de dĂ©lation, l’initiative du sĂ©nateur du Wisconsin, McCarthy, est soutenue discrĂštement par Hook qui publie deux articles, « Heresy, yes ! Conspiracy, no ! » (HĂ©rĂ©sie, oui ! Conspiration, non !) et « The dangers of cultural vigilantism » (Les dangers de la vigilance culturelle) dans lesquels, prĂ©tendant critiquer McCarthy, il encourage Ă  espionner et dĂ©noncer les fonctionnaires, intellectuels et politiques proches des communistes. Hook a toujours prĂ©tendu par la suite qu’il n’avait jamais soutenu le sĂ©nateur du Wisconsin, ce que rĂ©cuse la philosophe Hannah Arendt, pourtant alliĂ©e naturelle de Hook. Dans « Heresy, yes ! », il dĂ©crit la postures idĂ©ologique des « libĂ©raux rĂ©alistes » et la notion de « culpabilitĂ© par frĂ©quentation ». Il en dĂ©duit que l’État doit mener la « chasse aux sorciĂšres » en gardant l’apparence d’un rĂ©gime libĂ©ral. Pour cela, l’administration, plutĂŽt que de criminaliser les fonctionnaires communistes, doit pouvoir amener les individus suspects Ă  dĂ©missionner. Concernant les enseignants, Hook note qu’un professeur communiste « pratique une vĂ©ritable fraude professionnelle ». Au finale, Hook considĂšre que la « chasse aux sorciĂšres » constitue une erreur politique, non pas en raison de la nature fasciste de cette campagne de dĂ©lation, mais plutĂŽt parce que l’initiative de McCarthy, trop peu discrĂšte, contribue Ă  mettre en Ă©quivalence la violence soviĂ©tique et Ă©tats-unienne. Dans « The dangers of vigilantism », il prĂ©conise d’autres moyens, plus secrets, afin de chasser les communistes : il s’agit par exemple de confier la charge des enquĂȘtes de loyautĂ© aux instances professionnelles.

Effectivement Sidney Hook prĂ©fĂšre les actions discrĂštes. Son implication dans plusieurs opĂ©rations de la Guerre froide culturelle, dont le CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture, met en Ă©vidence sa conception de la dĂ©mocratie, conçue comme une façade nĂ©cessaire du bloc atlantiste menĂ© par les États-Unis. En 1972, il quitte New York et devient jusqu’à sa mort l’un des principaux thĂ©oriciens conservateurs rassemblĂ©s au sein de la Hoover Institution. En frĂ©quentant les cercles de la diplomatie secrĂšte, Sidney Hook devient un conservateur respectĂ© par les gouvernants. En 1985, Ronald Reagan lui remet la plus haute distinction civile Ă©tats-unienne, la Medal of Freedom aprĂšs avoir dĂ©corĂ©, le mĂȘme jour Frank Sinatra et Jimmy Stewart. Il meurt en 1989. Sa femme reçoit les condolĂ©ances du PrĂ©sident Bush : « Pendant toute sa vie, il fut un dĂ©fenseur sans peur de la LibertĂ© (
) Alors qu’il affirmait souvent qu’il n’existe rien d’absolu dans la vie, l’ironie voulut qu’il prouve lui-mĂȘme le contraire car s’il y eut un absolu, ce fut Sidney Hook toujours prĂȘt Ă  combattre courageusement pour l’honnĂȘtetĂ© intellectuelle et la vĂ©rité ».

Convertir les trotskistes

La « trahison » de Sidney Hook qui a rendu possible la rĂ©ussite de la campagne d’intoxication du Waldorf est le point de dĂ©part d’un mouvement de conversion d’une fraction de l’aile trotsksite. La CIA et l’IRD font confiance aux marxistes repentis pour mener Ă  bien une opĂ©ration de grande envergure : la fabrication d’une « idĂ©ologie rivalisant avec le communisme », selon l’expression de Ralph Murray, premier chef de l’IRD, dont le CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture sera le principal instrument de promotion.

PartisanRev-1991q4.jpgLa tactique de la CIA et l’IRD consiste donc, dans un premier temps, Ă  « retourner » des militants trotskistes et Ă  s’assurer de leur obĂ©issance. Pour cela, les services investissent une partie des fonds secrets dont ils disposent afin de « sauver » des revues radicales de la faillite totale. Ainsi la Partisan Review, fief des New York Intellectuals, ancienne tribune communiste orthodoxe, puis trotskiste, reçoit plusieurs dons. En 1952, le chef de l’Empire Time-Life, Henry Luce, verse grĂące Ă  Daniel Bell 10 000 dollars pour que la revue ne disparaisse pas. La mĂȘme annĂ©e, Partisan Review organise un symposium dont le thĂšme gĂ©nĂ©ral peut ĂȘtre rĂ©sumĂ© ainsi : « l’AmĂ©rique est maintenant devenue la protectrice de la civilisation occidentale ». DĂšs 1953, alors que les New York Intellectuals dominent le CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture, Partisan Review reçoit une subvention issue du « compte du festival » du ComitĂ© amĂ©ricain pour la libertĂ© de la culture, alimentĂ© par la fondation Farfield
 avec des fonds de la CIA. De la mĂȘme maniĂšre, New leader animĂ© par Sol Levitas est « sauvé » aprĂšs l’intervention financiĂšre de Thomas Braden
 avec l’argent de la CIA. On comprend mieux comment l’agence est parvenue Ă  fidĂ©liser certains groupes de la gauche radicale.

En plus du « sauvetage » de Partisan Review, la CIA collabore avec les services britanniques afin de crĂ©er une revue anticommuniste. Il recrute ainsi Irving Kristol, le directeur exĂ©cutif du ComitĂ© amĂ©ricain pour la libertĂ© de la culture. Kristol est entrĂ© en 1936 Ă  City College oĂč il rencontre deux futurs camarades de la guerre froide, Daniel Bell et Melvin Lasky. Trotskiste antistalinien, il travaille pour la revue Enquiry. AprĂšs la guerre, recrutĂ© par les services Ă©tats-uniens il retourne Ă  New York pour diriger la revue juive Commentary. Directement financĂ© par les crĂ©dits Farfield (CIA), il est chargĂ© d’inventer Encounter sous la surveillance de Josselson. Le « magazine X », qu’il dirige avec le naĂŻf Stephen Spender sera le fer de lance de l’idĂ©ologie nĂ©oconservatrice Ă©tats-unienne.

La lutte contre le communisme au CongrÚs pour la liberté de la culture

Les New York Intellectuals et autres communistes repentis sont logiquement contactĂ©s par Josselson (placĂ© sous les ordres de Lawrence de Neufville) qui, pour le compte de la CIA, est chargĂ© de crĂ©er le CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture. L’objectif est alors d’organiser en Europe de l’Ouest la « guerre psychologique », selon l’expression d’Arthur Koestler, contre Moscou.

Arthur Koestler, nĂ© en 1905 Ă  Budapest, a Ă©tĂ© un militant communiste actif pendant plusieurs annĂ©es. En 1932, il visite l’Union soviĂ©tique. L’Internationale finance l’un de ses livres. AprĂšs avoir dĂ©noncĂ© Ă  la police secrĂšte sa petite amie russe, il quitte Moscou et rejoint Paris. Pendant la guerre, il est arrĂȘtĂ© et dĂ©portĂ© en tant que prisonnier politique. La guerre terminĂ©e, Koestler Ă©crit Le ZĂ©ro et l’infini, un livre dans lequel il retrace son parcours et dĂ©nonce les crimes du stalinisme. La rencontre des New York Intellectuals, par l’intermĂ©diaire de James Burnham, lui permet de frĂ©quenter les milieux oĂč se dĂ©cident les opĂ©rations culturelles secrĂštes. À la suite de nombreux entretiens avec des agents de la CIA, il supervise l’écriture d’un ouvrage collectif, une commande directe des services. Le Dieu des tĂ©nĂšbres (AndrĂ© Gide, Stephen Spender
) constitue une sĂ©vĂšre condamnation du rĂ©gime soviĂ©tique. Arthur Koestler est ensuite employĂ© dans le cadre de la mise en place du CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture.

Koestler Ă©crit le Manifeste des hommes libres Ă  la suite de la rĂ©union du Kongress fĂŒr Kulturelle freiheit de Berlin organisĂ© en 1950 par son ami Melvin Lasky. Pour lui, « la libertĂ© a pris l’offensive ». James Burnham est largement responsable du recrutement de Koestler qui va vite devenir, en raison de son enthousiasme, trop gĂȘnant aux yeux des conspirateurs du CongrĂšs.

Le parrain de Koestler, James Burnham, est nĂ© en 1905 Ă  Chicago. Professeur Ă  l’universitĂ© de New York, il collabore Ă  diverses revues radicales et participe Ă  la construction du Socialist Workers Party. Quelques annĂ©es plus tard, il organisera la scission du groupe trotskiste. En 1941, il publie The Managerial Revolution, futur manifeste du CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture, traduit en France en 1947 sous le titre de L’Ère des organisateurs. La conversion de Burnham est particuliĂšrement spectaculaire. En quelques annĂ©es, aprĂšs avoir rencontrĂ© le chef des rĂ©seaux stay-behind, Franck Wisner et son assistant Carmel Offie, il devient un ardent dĂ©fenseur des États-Unis, selon lui unique rempart face Ă  la barbarie communiste. Il dĂ©clare : « Je suis contre les bombes actuellement entreposĂ©es en SibĂ©rie ou au Caucase et qui sont destinĂ©es Ă  la destruction de Paris, Londres, Rome, (
) et de la civilisation occidentale en gĂ©nĂ©ral (
) mais je suis pour les bombes entreposĂ©es Ă  Los Alamos (
) et qui depuis cinq ans sont la dĂ©fense – l’unique dĂ©fense – des libertĂ©s de l’Europe occidentale ». Parfaitement conscient de la fonction du rĂ©seau stay-behind, Burnham, ami intime de Raymond Aron, passe du trotskisme Ă  la droite conservatrice devenant l’un des intermĂ©diaire principaux entre les intellectuels du CongrĂšs et la CIA. En 1950, lorsque le turbulent Melvin Lasky reçoit des fonds dĂ©tournĂ©s du Plan Marshall, Burnham, Hook et Koestler sont vraisemblablement mis dans la confidence. Burnham va pouvoir, grĂące au CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture diffuser dans toute l’Europe de l’Ouest son livre The Managerial Revolution.

« Une idéologie rivalisant avec le communisme »

Raymond Aron est le principal artisan de l’importation en France des thĂšses des New York Intellectuals. En 1947, il sollicite les Ă©ditions Calmann-LĂ©vy afin de afin de faire publier la traduction de The Managerial Revolution. Au mĂȘme moment, Burnham dĂ©fend aux États-Unis son nouveau livre Struggle for the World (Pour une domination mondiale). L’Ère des organisateurs est immĂ©diatement interprĂ©tĂ© (Ă  juste titre), notamment par le professeur Georges Gurvitch, comme une apologie de la « technocratie ».

Cherchant Ă  disqualifier l’analyse en termes de luttes de classe, Burnham dĂ©clare que les directeurs sont les nouveaux maĂźtres de l’économie mondiale. Selon l’auteur, l’Union soviĂ©tique, loin d’avoir rĂ©alisĂ© le socialisme, est un rĂ©gime dominĂ© par une nouvelle classe constituĂ©e de « techniciens » (dictature bureaucratique). En Europe de l’Ouest et aux États-Unis, les directeurs ont pris le pouvoir au dĂ©triment des parlements et du patronat traditionnel. Ainsi, l’ùre directoriale signifie un double Ă©chec, celui du communisme et du capitalisme. La principale cible de Burnham est Ă©videmment l’analyse marxiste-lĂ©niniste dont le principe, la dialectique historique, annonce l’avĂšnement d’une sociĂ©tĂ© communiste mondiale. En fait, « le socialisme ne succĂ©dera pas au capitalisme » ; les moyens de production, partiellement Ă©tatisĂ©s, seront confiĂ©s Ă  une classe de directeurs, seul groupe capable de diriger, en raison de leur compĂ©tence technique, l’État contemporain.

LĂ©on Blum a bien compris la dimension fondamentalement anti-marxiste des thĂšses technocratiques de James Burnham. AprĂšs la guerre, en tant qu’alliĂ© de Washington, l’ancien homme fort du Front populaire doit pourtant prĂ©facer la traduction française, non sans une certaine gĂȘne : « Si je n’étais sĂ»r de la sympathie des uns et de l’amitiĂ© des autres, j’aurais vu dans cette demande comme une trace de malice (
) on imagine guĂšre d’ouvrage qui, sur la pensĂ©e d’un lecteur socialiste, puisse exercer un choc plus inattendu et plus troublant ». Avec un parrain comme Raymond Aron et un prĂ©facier comme LĂ©on Blum, L’Ère des organisateurs connaĂźt un succĂšs considĂ©rable.

Proche de Sidney Hook avec qui il soutient la « chasse aux sorciĂšres », Daniel Bell publie en 1960 La Fin des idĂ©ologies, un recueil d’articles publiĂ©s dans Commentary, Partisan Review, New Leader et de communications du CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture. La traduction française est prĂ©facĂ©e par Raymond Boudon, qui durant toute sa vie a combattu les thĂ©ories de l’école française de sociologie incarnĂ©e par Émile Durkheim et Pierre Bourdieu dans le but d’imposer une conception amĂ©ricanisĂ©e des sciences sociales. La Fin des idĂ©ologies, comme son nom l’indique, reprend la thĂšse favorite des New York Intellectuals, Ă  savoir l’extinction du communisme comme idĂ©al. Daniel Bell, membre actif du CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture qui contribue Ă  diffuser son livre, annonce aussi l’émergence de nouveaux conflits idĂ©ologiques : « La Fin des idĂ©ologies fait le pronostic de la dĂ©sintĂ©gration du marxisme comme foi, mais ne dit pas que toute idĂ©ologie va vers sa fin. J’y remarque plutĂŽt que les intellectuels sont souvent avides d’idĂ©ologies et que de nouveaux mouvements sociaux ne manqueront pas d’en engendrer de nouvelles, qu’il s’agisse du panarabisme, de l’affirmation d’une couleur ou du nationalisme »

De l’anticommunisme au nĂ©o-conservatisme

Les New York Intellectuals, engagĂ©s dans de multiples opĂ©rations d’infiltration, ne revĂšlent leur vĂ©ritable appartenance idĂ©ologique que tardivement rejoignant massivement les rangs des nĂ©oconservateurs dont les principaux bastions sont dĂ©jĂ  tenus par des marxistes repentis. Irving Kristol, qui entretient des rapports conflictuels avec Josselson, dirige de 1947 Ă  1952 Commentary. Une autre figure majeure du nĂ©oconservatisme, Norman Podhoretz, sera ensuite placĂ©e Ă  la tĂȘte de la revue quasi-officielle du CongrĂšs pour la libertĂ© de la culture de 1960 Ă  1995. En France, Raymond Aron crĂ©e Commentaire en 1978. Le fils d’Irving Kristol, William, est le directeur du trĂšs nĂ©oconservateur Weekly Standard.

William Kristol

Contrairement Ă  une thĂ©se rĂ©pandue, il n’y a pas eu d’infiltration trotskiste dans la droite Ă©tats-unienne, mais une rĂ©cupĂ©ration par celle-ci d’élĂ©ments trotskistes, d’abord dans une alliance objective contre le stalinisme, puis pour employer leurs capacitĂ©s dialectiques au service de l’impĂ©rialisme pseudo-libĂ©ral. Burnham et Shatchman quittent le Socialist Workers Party et la IVe Internationale en 1940 pour fonder un parti scisionniste. Max Shatchman prĂŽne bientĂŽt l’entrisme dans le Parti dĂ©mocrate. Il rejoint le faucon dĂ©mocrate Henry « Scoop » Jackson, surnommĂ© le « sĂ©nateur Boeing » en raison de son soutien acharnĂ© au complexe militaro-industriel. Il rĂ©organise son parti comme une tendance au sein du Parti dĂ©mocrate sous l’appellation Parti des sociaux dĂ©mocrates Ă©tats-uniens (SD/USA). Au cours des annĂ©es 70, le sĂ©nateur Jackson s’entoure de brillants assistants tels que Paul Wolfowitz, Doug Feith, Richard Perle, Elliot Abrams. En conservant le plus longtemps possible son discours d’extrĂȘme gauche, Max Shatchman fait de SD/USA une officine de la CIA apte Ă  discrĂ©diter les formations d’extrĂȘme gauche, tandis qu’il devient l’un des principaux conseillers de l’organisation syndicale anticommuniste AFL-CIO. On trouve au bureau politique de SD/USA des personnalitĂ©s comme Jeanne Kirkpatrick qui deviendront des icĂŽnes de l’ùre Reagan. Dans une complĂšte confusion des genres, le thĂ©oricien d’extrĂȘme droite Paul Wolfowitz intervient comme orateur aux congrĂšs du parti d’extrĂȘme gauche. Carl Gershamn devient prĂ©sident de SD/USA, il est aujourd’hui directeur exĂ©cutif de la National Endowment for Democracy. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale les membres de ce parti, dont les principaux relais sont la revue Commentary et le Committee for the Free World, sont rĂ©compensĂ©s pour leurs manipulations dĂšs l’élection de Ronald Reagan.

Les New York Intellectuals n’ont pas seulement dĂ©veloppĂ© une critique de gauche du communisme, ils ont aussi inventĂ© un habillage « de gauche » aux idĂ©es d’extrĂȘme droite dont la maturation finale est le nĂ©oconservatisme. Ainsi, les Kristol et leurs amis peuvent-ils prĂ©senter avec aplomb George W. Bush comme un « idĂ©aliste » qui s’emploie Ă  « dĂ©mocratiser » le monde.


- Source : Denis Boneau

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