Par Denis Collin
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Le XXe siècle a vu la naissance de formes politiques radicalement nouvelles, les États totalitaires, typiquement l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, que Hannah Arendt désigne plus volontiers non pas comme « États totalitaires » mais comme « système totalitaire ». La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étant celui qui décide de la situation d’exception, l’État nazi n’est qu’une forme tout à faire légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche pour Carl Schmitt : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui un problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, disons, pour aller vite, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme mais bien plutôt des ingrédients de ce système.
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En premier lieu, il est évident que le système totalitaire se constitue à partir d’un État, mais généralement d’un État en crise, dont le « parti » totalitaire s’empare pour le transformer de l’intérieur. Le fascisme italien s’est glissé dans la monarchie parlementaire italienne sans jamais l’abolir officiellement ; Hitler a été nommé chancelier légalement et la constitution de la république de Weimar n’a jamais été abolie, les lois d’exceptions suffisant largement. De la même manière le système stalinien s’est installé dans le cadre formel du régime des Soviets issus de la révolution d’Octobre et les soviets ont été maintenus comme une pure façade. Une constitution a même été adoptée en 1936 et présentée comme « la plus démocratique du monde ». Tout se passe comme si l’État absorbait toute la société. La formule du totalitarisme est inventée d’un certain point de vue par Mussolini (1926) : « Tout dans l’État, rien hors de l’État et rien contre l’État ». Une formule qui conviendrait tout aussi bien à l’Union Soviétique stalinienne. Ainsi le système totalitaire ne serait d’autre qu’une excroissance de l’État souverain, ce monstre inventé par Hobbes qui lui donne le nom biblique du Léviathan. C’est à partir d’une certaine lecture de Hobbes que Schmitt cherche à construire le concept d’un « État total ».
Mais que la destinée de la conception hobbesienne du pouvoir souverain soit de servir de légitimation à « l’État total », rien n’est moins sûr ! Hobbes n’est pas du tout un théoricien de l’État total ou de quelque chose de semblable. Il est un théoricien de la souveraineté : il n’y a aucun pouvoir au-dessus du pouvoir du souverain lequel découle du contrat entre les citoyens (naturellement libres et égaux). Contre le féodalisme – empilage de pouvoirs qui peuvent entrer en conflits et provoquer des guerres interminables – Hobbes énonce que tous les individus doivent obéir au pouvoir souverain quelle qu’en soit la forme – pouvoir monarchique, pouvoir d’une assemblée ou pouvoir du peuple tout entier. L’affirmation de Hobbes est d’ailleurs évidente : aucun pouvoir ne subsisterait bien longtemps s’il admettait que certains dérogent, à leur gré, à la loi. Mais il suffit de lire le Léviathan et de rappeler avec quelle force il énonce ce qu’est la logique de la loi pour comprendre que Hobbes est bien, sous un certain angle, un penseur républicain, car c’est à la république (Commonwealth) qu’est entièrement dédié son Léviathan. Donc on ne peut pas passer du Léviathan de Hobbes à « l’État absolu » de Carl Schmitt.
Il est donc impossible de tirer le totalitarisme moderne de la philosophie politique classique, ni de Hobbes, ni a fortiori de Locke ou des autres penseurs libéraux, républicanistes … ou même monarchistes. Les États qu’ils ont sous les yeux, même les plus autoritaires, même ceux auxquels ils ne ménagent pas leurs critiques, ne sont à aucun titre des États totalitaires. Ni la monarchie absolue française ni l’autocratie russe où pourtant les libertés élémentaires d’opinion et d’expression ne sont pas garanties, où le pouvoir appartient « de droit divin » au monarque ne sont « totalitaires ». D’une part ces pouvoirs sont soumis à des lois qu’ils ne peuvent changer : le roi en France ne peut lever de nouveaux impôts sans avoir convoqué les « états généraux », que fit Louis XVI et constitua l’élément déclencheur de la révolution. D’autre part, il existe des corps « intermédiaires » qui ont leur propre pouvoir face au pouvoir du monarque : L’Église, en France comme en Russie, est une puissance qui peut contrebalancer sérieusement la puissance du monarque. Si les systèmes totalitaires modernes sont profondément différents même des États les moins favorables aux libertés et aux droits humains que nous tenons aujourd’hui pour essentiels, a fortiori, ils sont évidemment en rupture radicale avec tout ce qu’on a pris l’habitude de nommer « État de droit », qu’il s’agisse des monarchies constitutionnelles ou des républiques.
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Il est nécessaire d’admettre que le système totalitaire n’est un État que nominalement mais nullement dans son essence. Commençons par le plus délicat. Il est courant d’imputer à Hegel une conception de l’État conduisant au totalitarisme. Hegel emploie en effet la formule qui définit l’État comme une « totalité éthique ». Puisqu’un philosophe disciple indirect de Hegel comme Giovanni Gentile a apporté son soutien à Mussolini, il a été facile de tirer un trait de Hegel au totalitarisme moderne – d’autant que c’est à autre « hégélien », Marx, que l’on imputait la responsabilité du système stalinien en URSS. Mais cette façon de procéder n’a aucun rapport avec une réflexion sérieuse. Lorsque Hegel dit que l’État est une totalité éthique, il ne dit pas que le pouvoir des gouvernants est tout ! L’État est, pour lui, la sphère qui englobe, c’est-à-dire qui existe par toutes les autres sphères de la vie commune des hommes. La famille – cette première unité organique – et la société civile – cette affirmation de la liberté individuelle – ne sont pas absorbées par l’État. Elles en sont les constituants : sans l’État et la volonté générale, elles ne peuvent subsister durablement mais sans elles l’État n’existerait tout simplement pas. Les volontés particulières doivent se soumettre à la volonté générale – et non à la volonté de tel ou tel individu qui représenterait l’État – mais chacun peut défendre ses intérêts par l’intermédiaire d’organismes comme les « états », c’est-à-dire les divers corps de métiers. De même l’administration, si elle doit mettre en œuvre les lois et les décrets du pouvoir politique doit pourtant garder une certaine autonomie par rapport au gouvernement. Les gouvernants passent, mais l’administration permet la continuité de l’État. Enfin si l’État est une « totalité éthique » c’est précisément parce qu’il n’est pas sa propre fin mais qu’il a pour finalité de permettre une vie guidée par les « bonnes mœurs » ou « l’éthicité » (Sittlichkeit) que pratiquent spontanément en quelque sorte les citoyens.
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Ces quelques indications permettent de comprendre en quoi le système totalitaire n’a rien à voir avec cette « totalité éthique » hégélienne. L’État hégélien est l’État rationnel, c’est-à-dire l’expression du mouvement et du progrès de la raison humaine. Si les systèmes totalitaires utilisent la rationalité instrumentale de la technoscience si précieuse pour leurs menées guerrières et pour le contrôle de la population, ils sont non pas des manifestations de la raison mais des forces vouées à la destruction de la raison. L’exaltation nazie du sol et du sang (Blut und Boden) ou de l’instinct tout comme la valorisation du passé le plus obscurantiste indique sans le moindre doute ce que voulait ce régime. Mais ce qui apparaît en toute clarté dans le nazisme peut se retrouver facilement dans les autres régimes totalitaires.
En second lieu, la rationalité de l’État hégélien découle du fait qu’il est fondé sur la loi et non sur le caprice d’un despote. Or, ce qui caractérise les régimes totalitaires, c’est précisément que la loi n’y nullement un facteur d’ordre, mais un simple instrument de propagande dont on change quand on le veut. On maintient bien formellement un droit et un appareil judiciaire, mais les juges sont simplement priés d’entériner les ordres du despote. Les procès organisés par les nazis, de même que les procès de Moscou n’étaient des farces sinistres organisées à des fins de propagande. Staline fait des procès de 1936 des mises en scène à destination de politiciens et de publicistes occidentaux complaisants et, au fond, pas fâchés de voir Staline envoyer à la mort tous les hommes qui avaient fait la révolution d’octobre 1917. La justice et le droit dans le régime totalitaire ressemblent aux « villages Potemkine » sous Catherine II, villages, soigneusement apprêtés par le ministre Potemkine pour les visites à la « grande Catherine », selon ce qui n’est peut-être qu’une légende.
En troisième lieu, si la fin de l’État est la liberté ainsi que le soutiennent Spinoza et Hegel, non seulement le système totalitaire suspend toutes les libertés démocratiques de base mais encore annihile radicalement la plus élémentaire des libertés, celle de vivre en sûreté. Par l’insécurité permanente dans laquelle vit la grande majorité des citoyens, le système totalitaire est tout autre chose qu’un État autoritaire ou un État politico-militaire. Il est un régime de guerre civile permanente. Certes la frontière entre État autoritaire, régime dictatorial et système totalitaire n’est pas toujours bien claire. Les dictatures militaires recourent volontiers à la terreur et comme dans les régimes totalitaires n’hésitent pas utiliser des groupes armés formés de la lie de la société pour exécuter les basses besognes. Mais le propre des systèmes totalitaires est que la terreur n’y figure pas comme un moyen pour éliminer les ennemis du régime, mais comme une condition essentielle du fonctionnement du système et qu’ainsi elle frappe aussi volontiers les soutiens du régime que ses adversaires.
En quatrième lieu, le système totalitaire ne forme pas une totalité concrète mais un écrasement de toutes les sphères qui constituent l’État. La société civile n’existe plus ; elle est entièrement mise en coupe réglée par le parti unique et sa police politique. Les organismes indépendants ou simplement autonomes sont transformés en appendices du parti unique. La famille elle-même est menacée. L’embrigadement des enfants, la propagande pour qu’ils dénoncent leurs parents comme mauvais Allemands ou agents trotskistes dressent les enfants contre les parents. On force les femmes à qui on demande de dénoncer leur mari. Une poussière d’individus hagards, voilà ce que cherche à obtenir le système totalitaire qui n’est donc pas une totalité puisque une totalité suppose des parties. Le système totalitaire est l’anéantissement de toute communauté.
Enfin, si l’État est une « totalité éthique » le système totalitaire repose sur la colonisation des consciences, la manipulation et la destruction systématique de toutes les sources de l’éthique. L’encouragement à dénoncer, piller ou tuer les « ennemis du peuple » suppose la destruction progressive de toute conscience morale. Les rituels quotidiens (le salut nazi par exemple) ou les manifestations de masses enrôlées pour la gloire du régime sont des éléments indispensables pour cette destruction de la conscience morale. L’antinazi qui doit saluer toute la journée en criant « Heil, Hitler ! » pourra difficilement supporter longtemps cette dissonance entre son attitude extérieure et ses pensées intimes et le plus simple sera de faire taire ses scrupules moraux et d’obéir de bon gré au régime.
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En conclusion, le système totalitaire n’est pas un État « extrémiste », une sorte variété parmi d’autres des États autoritaires. Les Hitler, Staline et leurs semblables sont autre chose que les despotes ordinaires dont l’histoire est pleine. Ils incarnent un horizon nouveau, un horizon « post-politique » comme le dit Slavoj Zizek à propos de Carl Schmitt qu’il approuve. Si la politique est, selon Hannah Arendt, l’activité dans laquelle les hommes se reconnaissent dans leur pluralité, le système totalitaire est donc bien, sinon anti-politique, du moins post-politique. Et si l’État concentre la question du politique, on doit donc considérer que le système totalitaire est autre chose qu’un État. Évidemment, il faut considérer cette affirmation avec toute la prudence requise. Aucun système totalitaire ne parvient à l’être complètement. En dépit des rodomontades de son chef, l’Italie n’a jamais réussi à être pleinement un système totalitaire, une féroce dictature à parti unique, sans aucun doute, mais lui manquent la plupart des traits qui définissent selon Arendt le totalitarisme. Même l’Allemagne nazie n’a pu réaliser jusqu’au bout cette pulvérisation de la société et l’armée, bien qu’étroitement encadrée par la SS n’est jamais devenue un simple prolongement du parti hitlérien. En outre le système totalitaire doit assumer certaines fonctions de l’État, de l’ordre public de base jusqu’au développement économique. Mais aussi importantes que soient ces précautions, elles ne doivent pas faire oublier les tendances fondamentales. Cela suppose également qu’on saisisse toute l’importance des institutions politiques et du système des lois, car c’est seulement l’État de droit, et non de vaines postures anti-étatistes, qui peut défendre la société contre les entreprises totalitaires.
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