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Une certaine idée de la fonction productive

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Une certaine idée de la fonction productive

par Daniel COLOGNE

AgrĂ©ablement prĂ©sentĂ©, Ă©lĂ©gamment Ă©crit, abondamment documentĂ©, le dernier livre de Georges Feltin-Tracol suscite, comme de coutume, le plus vif intĂ©rĂȘt (1). Je l’ai reçu au moment oĂč je commençais la lecture des nouvelles livraisons d’ÉlĂ©ments et de RĂ©flĂ©chir & Agir.

En feuilletant ces dizaines de pages promises Ă  une passionnante lecture, j’ai eu l’attention attirĂ©e par quelques lignes extraites d’un compte-rendu : « La substance du nordicisme consiste en la capacitĂ© de l’homme Ă  Ă©lever chaque objet du monde physique, matĂ©riel, jusqu’à son archĂ©type, jusqu’à son idĂ©e (2). »

Le « nordicisme » est ici considĂ©rĂ© dans son acception Ă©volienne de lumiĂšre borĂ©enne Ă  l’origine de l’indo-europĂ©anitĂ© et de sa grande triade fonctionnelle. PlacĂ©e sur le pied infĂ©rieur du podium, la fonction productive ne doit cependant pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©e par ceux qui souhaitent « l’accomplissement de finalitĂ©s plus Ă©levĂ©es [
] Ne mĂ©prisons toutefois pas l’économie ! (3) », s’exclame l’auteur, mĂȘme si elle est naturellement subordonnĂ©e au plan politique comme celui-ci est subalterne par rapport Ă  la spiritualitĂ©.

Comme tous les domaines du monde manifestĂ©, la fonction productive peut ĂȘtre Ă©levĂ©e Ă  son idĂ©e archĂ©typale, c’est-Ă -dire Ă  son origine ou Ă  son principe, selon la riche Ă©tymologie du mot grec archĂš. L’hypothĂšse de recherche de la prĂ©sente recension est la suivante : le solidarisme brillamment analysĂ© par Georges Feltin-Tracol serait-il l’idĂ©e archĂ©typale de la fonction productive ?

Pour comprendre le sens de ce questionnement, il faut rappeler la doctrine traditionnelle (ou archaĂŻque) des deux natures : la nature physique (ou matĂ©rielle) et la nature mĂ©taphysique (ou spirituelle). La seconde est propre au monde des idĂ©es : peut-ĂȘtre un « arriĂšre-monde » platonicien que beaucoup d’entre-nous rĂ©cusent en se situant plutĂŽt dans le sillage de Nietzsche. Il est cependant clair qu’une divergence de ce type ne doit en aucun cas fracturer le camp de ceux qui militent pour des « finalitĂ©s Ă©levĂ©es », pas forcĂ©ment transcendantales (4). Genesis en archÚ : tels sont, en grec, les trois premiers mots de l’Ancien Testament, titre du premier livre inclus. Ce point alpha (archĂš) contient en lui toutes les possibilitĂ©s du devenir (genesis), au premier rang desquelles la dualitĂ© distinctive, qui dĂ©gĂ©nĂšre ensuite en dualisme sĂ©paratif. Le concept de bi-unitĂ© cher Ă  Thierry Jolif est peut-ĂȘtre le stade de la dualitĂ© distinctive le plus proche de l’origine (5).

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Dans l’ordre de la fonction productive, la bi-unitĂ© gestion – exĂ©cution, selon les termes de Raymond Abellio (6), pourrait ĂȘtre le point de dĂ©part d’une rĂ©flexion visant Ă  Ă©lever l’économie Ă  son idĂ©e archĂ©typale. Le binĂŽme capital – travail serait aussi Ă  apprĂ©hender comme une bi-unitĂ©, comme l’a trĂšs bien compris le « gaullisme de gauche (p. 147) » avec son thĂšme de la « production ». Un chapitre quasi-terminal (7) du livre lui est consacrĂ©. L’évocation quasi conclusive de la « participation gaullienne (p. 162) » explique l’intitulĂ© que j’ai choisi pour ma recension, en souvenir d’une cĂ©lĂšbre « certaine idĂ©e de la France ».

Lorsque qu’éclate la bi-unitĂ© proche de l’origine apparaissent, sur le plan socio-Ă©conomique, des dualismes du type libĂ©ralisme – marxisme (quand on prend en considĂ©ration les matrices philosophiques) ou du genre capitalisme – communisme (si l’on envisage les modĂšles d’organisation sociale). Il devient alors impĂ©ratif de partir en quĂȘte d’une « troisiĂšme voie », d’adopter des « positions tercĂ©ristes (p. 43) ». En explorant les « sources de l’erreur libĂ©ral (p. 61) » dans le sillage d’Arnaud Guyot-Jeannin, maĂźtre d’Ɠuvre d’un livre collectif vieux de vingt ans, Georges Feltin-Tracol Ă©pingle le « schisme protestant de 1517 (p. 62) ». Il est certain que les religions rĂ©formĂ©s sont le vĂ©hicule d’un individualisme dissolvant dont les effets se prolongent au sein de multiples sectes et mouvements relevant de ce que Spengler nomme la « seconde religiositĂ© ». On en arrive au point oĂč des dĂ©sĂ©quilibrĂ©s mentaux se prĂ©tendent dĂ©tenteurs de charismes et, dans cette mise en Ɠuvre d’une sorte de contrefaçon de l’Esprit Saint, il convient d’observer avec luciditĂ© la protestantisation du catholicisme.

Poursuivant son tour d’horizon historique, l’auteur dĂ©cĂšle d’importants germes de la pensĂ©e libĂ©rale dans l’Angleterre de 1688 – 1689 (la « Glorieuse RĂ©volution »). S’attaquant aux « communautĂ©s bioculturelles », le libĂ©ralisme dĂ©construit l’ordre hiĂ©rarchique du monde ancien, dont Éric Zemmour donne une Ă©loquente description : « Les hommes avaient l’habitude de rester dans leur condition. On ne regardait pas en haut avec regret et envie. On se trouvait bien dans son monde (8). » À dĂ©faut d’ascenseur social, comme on dit aujourd’hui, il y avait un escalier Ă  « plusieurs Ă©tages », oĂč « chacun pouvait gravir toutes les marches du sien, mais pas monter au-delĂ ; arrivĂ© sur le palier, on se heurtait Ă  des portes closes (9) ».

Ainsi pouvait-on, dans l’artisanat traditionnel, fleuron de la fonction productive du monde ancien, ĂȘtre apprenti, puis compagnon, puis maĂźtre. La loi Le Chapelier de 1791 abolit « toutes les organisations ouvriĂšres et paysannes sans omettre le compagnonnage professionnel », nous rappelle l’auteur, qui en arrive ainsi Ă  l’époque de la RĂ©volution française. RĂ©agissant contre la confiscation de la RĂ©volution par la bourgeoisie sans pour autant se draper dans une pose rĂ©actionnaire, des penseurs comme Blanqui, Proudhon et Sorel, tous trois nĂ©s dans la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle, affichent des « positions tercĂ©ristes ». Ils reprĂ©sentent les « socialismes français » qui constituent, sous le gouvernement de Vichy, la matiĂšre d’un numĂ©ro spĂ©cial de la revue IdĂ©es (10).

gft-liv1.JPGAprĂšs l’affaire Dreyfus, ce socialisme tercĂ©riste se laisse contaminer par l’idĂ©ologie libĂ©rale du progrĂšs, cette « gigantesque escroquerie Ă  l’espĂ©rance » que dĂ©nonce Bernanos dans une retentissante confĂ©rence prononcĂ©e Ă  Bruxelles en 1927. La mĂȘme annĂ©e, GuĂ©non publie La Crise du monde moderne, dont un chapitre s’intitule « Le chaos social » (11). À qui profite celui-ci ?, s’interroge Michel Marmin dĂšs 1996. L’auteur fait Ă©cho au confĂ©rencier du GRECE dĂšs la page 5 en prĂ©cisant que « la question sociale demeure au XXIe siĂšcle un enjeu crucial au mĂȘme titre que le dĂ©fi identitaire des peuples europĂ©ens et la prĂ©servation des Ă©cosystĂšmes, de leur flore, de leur faune et de leurs paysages ». reprenons notre approche chronologique et penchons-nous sur l’entre-deux-guerres mondiales.

Chef de la Phalange espagnole, JosĂ© Antonio Primo de Rivera Ă©voque une « inquiĂ©tude europĂ©enne » face au double pĂ©ril du totalitarisme soviĂ©tique et de la translation atlantiste de l’Occident. La crainte de voir l’Europe disparaĂźtre de l’histoire au profit des États-Unis (ceux-ci supplantant la domination bisĂ©culaire de l’Angleterre) est le moteur des « fascismes – rĂ©gimes » (Italie, Allemagne) et des « fascismes – mouvements » (Croatie, Roumanie, Flandre) selon la subtile distinction de Maurice BardĂšche (maintes fois citĂ©s, notamment pp. 42, 54, 58 et 59). ParallĂšlement aux fascismes, qui se profilent dĂ©jĂ  comme une « troisiĂšme voie », le mouvement des « non-conformistes des annĂ©e Trente » peut aussi revendiquer une position tercĂ©riste, voire une analogie avec la « QuatriĂšme ThĂ©orie » d’Alexandre Douguine, puisqu’ils rĂ©cusent le libĂ©ralisme et le marxisme, mais aussi le fascisme.

Lecteur attentif des Hommes au milieu des ruines, Georges Feltin-Tracol rappelle qu’Evola est favorable Ă  un « droit de co-direction, co-gestion et co-dĂ©termination (p. 86) » permettant aux ouvriers, ainsi dĂ©prolĂ©tarisĂ©s, de participer Ă  la direction des entreprises. Toutefois, « il faudrait Ă©galement envisager, au dĂ©triment des ouvriers, une participation aux pertes Ă©ventuelles (Evola, citĂ© p. 87) », parallĂšlement Ă  la possibilitĂ© d’une participation aux bĂ©nĂ©fices. Au moment mĂȘme oĂč les idĂ©es politiques et socio-Ă©conomiques d’Evola pĂ©nĂštrent en France, les GNR (Groupes nationalistes-rĂ©volutionnaires) animĂ©s par François Duprat et Jean-Gilles Malliarakis dĂ©couvrent le solidarisme russe, dont une des branches les plus importantes est l’Alliance populaire des travailleurs et solidaristes russes, (NTS) « fondĂ©e en juillet 1930 Ă  Belgrade par de jeunes Ă©migrĂ©s russes blancs (p. 127) ».

MalgrĂ© « l’implacable rĂ©pression des organes soviĂ©tiques de sĂ©curitĂ© (p. 129) », la NTS s’attelle Ă  un patient travail de dĂ©mantĂšlement du systĂšme marxiste-lĂ©niniste. Elle est relayĂ©e dans cette tĂąche de longue haleine par d’autres mouvements d’inspiration sociale-chrĂ©tienne, dĂšs 1964, ensuite Ă  l’approche de la PerestroĂŻka (groupes fondĂ©s par le protestant Victor Roth en 1987 et le dissident Ossipov en 1988). Mais dĂšs la premiĂšre moitiĂ© des annĂ©es 1970, parallĂšlement au succĂšs des livres de Soljenitsyne, le solidarisme russe fait des Ă©mules en France, tandis que les Ă©ditions L’Âge d’Homme publient Berdiaeff, l’un des « pĂšres philosophes » du mouvement. On voit apparaĂźtre des revues intitulĂ©es Jeune Nation solidariste et Cahiers du Solidarisme. La revue Renaissance de GenĂšve, futur organe du GNR de Suisse romande et de Haute-Savoie, et la revue Horizons europĂ©ens de Paris, animĂ©e par un cercle de celtisants rĂ©unis autour de Pierre Lance, font un Ă©cho sonore aux dissidents russes et Ă  l’« Église du silence » Ă©voquĂ©e par le pasteur Wurbrandt, tout en explorant en Afrique des positions tercĂ©ristes qui tentent de dĂ©passer la stĂ©rile alternative capitalisme – communisme.

Gaspard Grass publie dans Renaissance un article sur la « troisiĂšme voie libyenne ». Georges Feltin-Tracol estime en effet que Mouammar El-Kadhafi veut « sortir du cercle des rĂ©gimes rĂ©formistes et de leurs solutions partielles » tout en brisant l’hĂ©gĂ©monie bipolaire du « systĂšme capitaliste pourri » et de la « sociĂ©tĂ© bureaucratique oppressive » (propos du Guide libyen citĂ©s p. 51). Quant aux rĂ©dacteurs d’Horizons europĂ©ens, ils soutiennent la rĂ©sistance de l’Angolais Jonas Savimbi contre « le gouvernement communiste pro-castriste de Luanda ». « Refusant la prĂ©sence militaire de La Havane et de Moscou, Savimbi ne se soumettait pas non plus aux exigences de Londres et de Washington (p. 49) ». « Au risque de choquer quelques Ăąmes sensibles (p. 51) », l’auteur range parmi les doctrines tercĂ©ristes l’islamisme partisan de la restauration du califat et la tendance nĂ©o-ottomane du prĂ©sident turc Erdogan. Quant Ă  l’« islam chiite iranien (p. 52) », il est intĂ©ressant d’apprendre que sa rĂ©volution de 1979 a une dette philosophique importante envers Ahmad Fardid, disciple de l’Allemand Martin Heidegger. La « persĂ©vĂ©rance dans l’Être », cet effort heideggĂ©rien contre l’oubli ontologique, permet de trancher les deux tĂȘtes de l’hydre libĂ©rale : l’effacement des origines et l’édification d’un « homme nouveau » façonnĂ© par ceux qu’Éric Zemmour appelle les « pĂ©dagogistes », c’est-Ă -dire un homme affranchi de tout respect envers l’histoire, la culture gĂ©nĂ©rale et la maĂźtrise du langage.

À l’opposĂ© d’Heidegger, la quĂȘte de l’Autre « dans la nuditĂ© de son visage (Levinas) » ne peut servir de fondement Ă  un projet de sociĂ©tĂ© et ne s’observe qu’à travers d’exceptionnelles (et parfois admirables) aventures, comme celle du PĂšre Damien parmi les lĂ©preux de MolokaĂŻ. Un Ă©crivain flamand a pu Ă©crire que, face au PĂšre Damien, « nous sommes tous des Pharisiens ». « Distinguer de nos jours le socialisme de la gauche semble aberrant tant l’opinion les associe dans une catĂ©gorie commune, indivisible et homogĂšne (p. 25). » On peut en dire autant de la dĂ©mocratie et du libĂ©ralisme et c’est pourquoi il faut saluer l’excellent dossier de la revue ÉlĂ©ments sur les « dĂ©mocraties illibĂ©rales (12) ».

Jean-Claude MichĂ©a est un des penseurs actuels qui contribue le mieux Ă  la dissipation de ces malentendus. Il est donc normal que Georges Feltin-Tracol le cite (p. 63) et passe en revue sa bibliographie (p. 88) riche de six titres, auxquels il faut ajouter le recueil paru Ă  l’occasion de la Coupe du Monde de football 2018 (13). L’éminent penseur de Montpellier s’interroge sur la capacitĂ© du football d’échapper Ă  la gangrĂšne du « capitalisme absolu » qui fait dĂ©jĂ  tant de dĂ©gĂąts dans d’autres secteurs des « industries du divertissement (p. 12) ». MichĂ©a mise sur l’attractivitĂ© d’un football « socialiste » hĂ©ritier du passing game des premiers clubs ouvriers, opposĂ© au dribling game glorifiant l’exploit individuel et incarnĂ© par l’Autriche (annĂ©es 1930), la Hongrie (annĂ©es 1950) ou, plus prĂšs de nous, la dominatrice Ă©quipe espagnole (2008 – 2012) Ă  l’ossature barcelonaise. Peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux parler d’un football « solidariste » se distinguant du « football de spĂ©culation », car l’expression « football libĂ©ral » ne me semble pas appropriĂ©e aux conceptions tactiques dĂ©fensives d’un Herrera (Italie des annĂ©es 1960) ou, tout rĂ©cemment, des Français Jacquet et Deschamps (14).

Il est difficile de trouver un vocable susceptible de remplacer le terme « socialisme ». C’est pourtant indispensable dans la mesure oĂč le socialisme a perdu toute crĂ©dibilitĂ©, d’abord en faisant sien le progressisme libĂ©ral au tournant des XIXe et XXe siĂšcles, ensuite en dĂ©laissant, depuis un demi-siĂšcle, les masses laborieuses, ouvriĂšres et paysannes, au profit de toute une sĂ©rie de minoritĂ©s prĂ©tendument discriminĂ©es, dont les litanies victimaires s’invitent Ă  la table des « problĂšmes de sociĂ©tĂ© » (avortement, euthanasie, peine de mort et « mariage pour tous », les deux derniers servant de dĂ©clics dĂ©cisifs pour des Ă©lections prĂ©sidentielles). On peut dire que el solidarisme est le signifiant substantif idĂ©al, mĂȘme s’il faut rester vigilant. En Belgique, la MutualitĂ© Socialiste a Ă©tĂ© rebaptisĂ©e Solidaris. L’auteur a aussi pensĂ© au « justicialisme » argentin de Peron, mais la rĂ©fĂ©rence Ă  une doctrine sud-amĂ©ricaine pourrait ĂȘtre nĂ©gativement connotĂ©e par le lourd passĂ© de cette rĂ©gion du globe, le souvenir des juntes militaires, une fĂącheuse propension Ă  la violence. Jusqu’à nouvel ordre, optons donc pour le solidarisme, troisiĂšme voie entre le libĂ©ralisme et le sociĂ©talisme, condition d’un « nouvel ordre Ă©conomique et social » tel que le prĂ©sente en 1997 Bruno MĂ©gret. Celui-ci « dĂ©peint sans forcer le trait la situation Ă©conomique et sociale dĂ©sastreuse de la France Ă  la veille du lancement de la monnaie unique europĂ©enne qu’il a violemment combattue (p. 96) ».

gft-pub.jpgUne des confĂ©rences insĂ©rĂ©es dans le florilĂšge de Georges Feltin-Tracol a Ă©tĂ© prononcĂ©e durant l’étĂ© 2018 au « Pavillon noir », local ouvert « sur les quais de la SaĂŽne » par le Bastion social de Lyon, aprĂšs l’« incroyable rĂ©pression (p. 19) » qui s’abattit sur ces courageux militants installĂ©s, au printemps 2017, dans un bĂątiment inoccupĂ©. Des Bastions sociaux du mĂȘme type ont vu le jour dans cinq autres villes françaises (Strasbourg, ChambĂ©ry, Marseille, Aix-en-Provence et Clermont-Ferrand). Ils fonctionnent selon des modalitĂ©s analogues Ă  celle de la section lyonnaise issue du GUD (Groupe Union-DĂ©fense) conduite alors par Steven Bissuel, promoteur de la rĂ©quisition immobiliĂšre susdite. Le point de dĂ©part de cette tĂ©mĂ©raire action militante est l’occupation non conforme d’un bĂątiment municipal du IIe arrondissement de la Capitale des Gaules. « AprĂšs l’avoir sommairement amĂ©nagĂ©, le Bastion socialva accueillir en prioritĂ© des sans-abris d’origine française. En effet, pendant que des travailleurs prĂ©caires dorment dans leur vĂ©hicule, des familles françaises endettĂ©es sont expulsĂ©es sans mĂ©nagement de leur foyer, et des clochards abandonnĂ©sdans la rue par des autoritĂ©s peu charitables, les mĂȘmes autoritĂ©s offrent aux clandestins sans-papiers de bonnes conditions d’accueil. ÉcƓurĂ©s et scandalisĂ©s par ce traitement franchementdiscriminatoireĂ  l’encontre des nĂŽtres au profit des autres, l’ami Steven Bissuel et son Ă©quipe entendent y remĂ©dier un petit peu (p. 15). »

Je m’en voudrais d’achever la prĂ©sente recension sans attirer l’attention des lecteurs sur le chapitre consacrĂ© Ă  Jean Mabire (pp. 31 – 42) qui est tout le contraire d’une « figure de proue de l’extrĂȘme droite fascisante (l’historien Pierre Milza, citĂ© p. 31) ». Certes, il a collaborĂ© Ă  des publications comme Minute, National Hebdo et Le Choc du Mois, mais il y rencontra souvent l’incomprĂ©hension de ses collĂšgues en raison de son « rĂ©gionalisme normand », de son « enthousiasme europĂ©en » et d’un socialisme hĂ©ritier des « socialismes endogĂšnes français (p. 32) ». Le socialisme de Jean Mabire est « Ă©levĂ© Ă  la puissance identitaire (p. 30) » Ă  condition de distinguer trois Ă©chelons d’identité : la petite patrie (patrie charnelle, rĂ©gion), la grande nation forgĂ©e par l’histoire et l’idĂ©e europĂ©enne conçue comme « empire sans impĂ©rialisme (15) ». Cette identitĂ© triscalaire repose sur la combinaison des « mĂ©moires locales », des histoires nationales et de la « volontĂ© continentale », pour reprendre les termes employĂ©s par Georges Feltin-Tracol dans un autre livre paru en 2011.

Dans la mesure oĂč le socialisme de Jean Mabire se situe dans la ligne de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier et, bien sĂ»r, de Georges Sorel, cette autre figure de la Normandie, il constitue une « troisiĂšme voie » solidariste. En effet, ces socialismes français n’étaient pas « Ă  gauche ». Ils s’opposaient Ă  la fois Ă  la gauche libĂ©rale et Ă  la droite rĂ©actionnaire, comme le rappelle un historien trop mĂ©connu dans un ouvrage de 2001 (Marc Crapez, citĂ© p. 38). Georges Feltin-Tracol prĂ©cise : « L’Affaire Dreyfus permettra la convergence de la gauche institutionnelle et du socialisme sur des prĂ©textes laĂŻques et anticlĂ©ricaux. »

Le socialisme de Jean Mabire est donc une « position tercĂ©riste » enrichie d’une vision gĂ©opolitique comparable Ă  celle de Raymond Abellio. En filigrane d’un passage de La torche et le glaive (1994), Georges Feltin-Tracol se demande si Jean Mabire « entrevoyait l’aire ocĂ©anique Pacifique comme le pĂŽle probable de l’ultra-modernitĂ© (p. 36) ». AprĂšs s’ĂȘtre confondu avec l’Europe, l’Occident a glissĂ© vers l’Atlantique, constate Abellio, et d’une maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, vers les grandes espaces maritimes. Sur les rivages de ceux-ci surgissent les « villes-mondes » qui fascinent parfois les poĂštes. Toi qui pĂąlis au nom de Vancouver, Ă©crit Marcel Thiry (16). Un renversement de signification s’opĂšre par rapport au Nord-Ouest tel qu’il est conçu dans le monde de la Tradition. La rĂ©gion nordico-occidentale s’identifie au sĂ©jour des bienheureux dans la mythologie grecque. C’est vers le Nord-Ouest que court le sanglier de Calydon (17) poursuivi par la troupe des guerriers dont la chasseresse Atalante prend la tĂȘte. Rappelons que le sanglier est le symbole de la caste sacerdotale chez les Celtes et un avatar de Vishnou dans l’ñge d’or du manvantara hindou. Au Nord-Ouest de Bruxelles, le roi-bĂątisseur LĂ©opold II rĂȘvait de voir se dresser un PanthĂ©on de style antique dĂ©diĂ© aux « gloires nationales » belges. La pression des milieux catholiques a gĂ©nĂ©rĂ© la monumentale Basilique du SacrĂ©-CƓur et son immense parvis oĂč Jean-Paul II a cĂ©lĂ©brĂ© une messe mĂ©morable lors de sa visite en Belgique en 1985.

Le Nord-Ouest hyper-moderne inverse complĂštement le sens traditionnel de cette zone que privilĂ©gient, non seulement le « paganisme assumĂ© (p. 31) » de Jean Mabire, mais aussi quelques extraits de l’Ancien Testament. Le « soir » est citĂ© avant le « matin » dans le rĂ©cit des sept jours bibliques (18), ce qui donne une primautĂ© de la moitiĂ© Nord sur la moitiĂ© Sud de la sphĂšre cosmique. Si l’attribution du Couchant Ă  la tribu sacerdotale est implicite, il est par ailleurs trĂšs clair que le Levant est liĂ© Ă  la tribu royale. En toute rigueur mĂ©taphysique, la tribu sacerdotale est LĂ©vi campe au centre du cercle tandis que le campement de la tribu royale de Juda se situe Ă  l’Est (19). Au lever du Soleil, la marche des HĂ©breux reprend sous la direction de la tribu de Juda tandis que la tribu de LĂ©vi est protĂ©gĂ©e au milieu de la caravane. Le devenir (genesis) est gouvernĂ© par les « hommes de puissance » (Abellio), pour autant que la puissance ne soit pas l’élan vital bergsonien, mais la permanence heideggerienne de l’« Estre » (archĂš).

Il m’a Ă©tĂ© impossible de suivre Georges Feltin-Tracol dans toutes ses analyses des thĂ©oriciens solidaristes, dont certains m’étaient d’ailleurs totalement inconnus. Mais une des principales missions de son livre est prĂ©cisĂ©ment d’inciter les militants de notre mouvance Ă  s’intĂ©resser de prĂšs Ă  l’entreprise, car elle « va ĂȘtre le conservatoire de valeurs indispensables dans les temps difficiles qui risquent bien de s’annoncer (Philippe Schleiter, citĂ© p. 111) ». Des entreprises fonctionnant selon la combinaison des valeurs d’hiĂ©rarchie et de solidaritĂ© peuvent tisser, sur les ruines laissĂ©es par les ravages de l’hyper-modernitĂ©, une toile d’araignĂ©es comparable au rĂ©seau des monastĂšres du Haut Moyen Âge qui sauvegardĂšrent le sublime idĂ©al contemplatif aprĂšs l’essor des qualitĂ©s non moins respectables des Romains lĂ©gionnaires, juristes, constructeurs de routes et bĂątisseurs d’amphithĂ©Ăątres.

Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le choc pĂ©trolier (pĂ©riode que l’on a appelĂ©e les « Trente Glorieuses »), on a pu avoir l’impression que la « pluie d’or » promise par les libĂ©raux anglais du XVIIIe siĂšcle dĂ©goulinait du sommet vers la base de la pyramide sociale. Mais les dĂ©cennies suivantes ont dĂ©chirĂ© le voile de l’illusion et il est urgent de sortir du « chaos social » en promouvant le solidarisme, dont Georges Feltin-Tracol montre brillamment qu’il s’inscrit dans une vieille tradition de pensĂ©e française. De mĂȘme que la construction europĂ©enne des annĂ©es 1950 s’est faite autour de prĂ©occupations Ă©conomiques, industrielles (charbon, acier) et Ă©nergĂ©tiques (Euratom), ainsi le solidarisme peut-il ĂȘtre la base d’une Europe sociale appelĂ©e Ă  gravir les Ă©tages supĂ©rieurs de la politique et de la spiritualitĂ©. Cette Europe impĂ©riale future retrouverait ainsi son rayonnement d’autrefois que lui assigne sa position gĂ©ographique (20). Cette Europe ne serait plus « occidentale », mais « hespĂ©riale (21) », selon le terme suggĂ©rĂ© par Heidegger, en liaison avec le mythe du Jardin des HespĂ©rides oĂč HĂ©raklĂšs cueille les « pommes d’or ».

Ouvrant la voie Ă  une Europe organique unissant ses nations et ses rĂ©gions tout en respectant leur diversitĂ©, le solidarisme est la « rĂ©volution nĂ©cessaire » telle que l’ont pensĂ©e dans les annĂ©es 1930 les non-conformistes Robert Aron et Arnaud Dandieu (plusieurs fois citĂ©s, notamment pp. 90 et 93).

Le livre de Georges Feltin-Tracol doit garnir la bibliothĂšque de toutes celles et de tous ceux qui ne veulent pas se laisser broyer par la tenaille dont les deux mĂąchoires sont, d’une part l’ultra-libĂ©ralisme, d’autre part une gauche que la fiĂšvre des questions sociĂ©tales a Ă©loignĂ©e du monde du travail confrontĂ© aux pĂ©rils du dĂ©classement social et du dĂ©ficit identitaire.

Daniel Cologne

Notes

1 : Le recueil de Georges Feltin-Tracol, Pour la troisiÚme voie solidariste, comporte des textes de conférences, des articles mis en ligne et des contributions à diverses revues, comme Salut public ou le bulletin des Amis de Jean Mabire.

2 : Note de lecture par Georges Feltin-Tracol des MystĂšres de l’Eurasie d’Alexandre Douguine, dans RĂ©flĂ©chir & Agir, n° 60, automne 2018, p. 56.

3 : Georges Feltin-Tracol, Pour la troisiÚme voie solidariste, p. 86. Dorénavant, les numéros de page seront intégrés au texte.

4 : Rappelons le « mono-idĂ©isme » d’Ananda Kentish Coomaraswamy (une premiĂšre IdĂ©e supĂ©rieure aux autres), par rapport auquel, selon Maurice Maeterlinck, le Dieu des chrĂ©tiens, le YahvĂ© judaĂŻque et l’Allah musulman sont des « ombres dĂ©formĂ©es ». Le passage du « mono-idĂ©isme mĂ©taphysique ou monothĂ©isme religieux constitue, selon Georges Vallin, la premiĂšre mort de Dieu ».

5 : Primordialeest Ă©videmment la bi-unitĂ© Homme – Femme. Voir Ă  ce sujet la mĂ©taphysique du sexe dĂ©veloppĂ©e par Julius Evola et le thĂšme traditionnel de l’Androgyne, dont la rĂȘverie d’un monde asexuĂ© d’Élisabeth Badinter est une pitoyable contrefaçon.

6 : citĂ© p. 42, Raymond Abellio est porteur d’une vision gĂ©opolitique sur laquelle je reviendrai plus loin lorsqu’il sera question de Jean Mabire.

7 : Le tout dernier chapitre aborde l’« ergonisme » de Jacob Sher, ingĂ©nieur – Ă©lectricien nĂ© en 1934 Ă  Wilno (l’actuel Vilnius en Lituanie), alors territoire polonais, dans une famille communiste juive.

8 : Éric Zemmour, Destin français, Albin Michel, 2018, p. 307.

9 : Idem, p. 308.

10 : Souvenir personnel d’une conversation de 1978 avec Maurice Gaït, directeur de Rivarol.

11 : RenĂ© GuĂ©non s’installe en terre d’islam en Égypte en 1930. D’aucuns se mĂ©fient de certains guĂ©noniens qui semblent favorables Ă  une islamisation de l’Europe, conjointement Ă  la permanence d’un « parti de l’étranger » sur le sol français (cf. Ă  ce sujet Éric Zemmour, op. cit., se rĂ©fĂ©rant lui-mĂȘme au Bloc-Notes de François Mauriac).

12 : dans ÉlĂ©ments, n° 174, octobre – novembre 2018.

13 : Jean-Claude MichĂ©a, Le plus beau but Ă©tait une passe. Écrits sur le football, Climats, 2018.

14 : Rappelons quand mĂȘme que c’est le club ouvrier londonien Arsenal qui a prĂŽnĂ© le premier renforcement dĂ©fensif, avec l’entraĂźneur Chapman, dont le disciple Butler a entraĂźnĂ© le Daring de Bruxelles, le club de ma jeunesse, d’obĂ©dience alors libĂ©rale.

15 : Il faut prendre l’expression dans le sens inverse de celui que luia donnĂ© Manuel Barroso. Il ne s’agit pas d’une Europe qui renonce Ă  la puissance et se laisse effacer de l’histoire. Doter l’Europe d’une force dissuasive est aussi une « troisiĂšme voie » entre le pacifisme naĂŻf et l’agressivitĂ© belliqueuse.

16 : AprĂšs s’ĂȘtre inspirĂ© de ses voyages, Marcel Thiry (1897 – 1972) cĂ©lĂšbre l’identitĂ© wallonne. Bien que nĂ© Ă  Charleroi, il exalte la rĂ©gion liĂ©geoise et tout le cours de la Meuse qui va de Maizieres Ă  Rotterdam. À la fin de sa vie, il milite pour la fin de a Belgique unitaire et la fĂ©dĂ©ralisation du pays.

17 : Dans Symboles de la Science sacrĂ©e, GuĂ©non rapproche Calydon de CalĂ©donia, l’ancien nom de l’Écosse situĂ© au Nord-Ouest de l’Europe.

18 : Les 34 premiers versets de la GenĂšse, qui peuvent ĂȘtre lus selon la sĂ©rie numĂ©rique dorĂ©e 3 – 5 – 8 – 13 – 21 – 34, sont une sorte d’épure. À partir du verset 35, le rĂ©cit devient plus chaotique avec l’expulsion du Jardin d’Éden, le meurtre d’Abel par CaĂŻn, la fondation de la premiĂšre ville par le mĂȘme CaĂŻn.

19 : La Bible, Nombres, chapitre 2, versets 1 Ă  31 « Organisation du camp d’IsraĂ«l ».

20 : Voir spĂ©cialement dans dans RĂ©flĂ©chir & Agir, n° 60, l’article sur le gĂ©nĂ©ral – baron von Lohausen (pp. 44 – 46), en particulier, p. 45, l’image cartographique montrant la centralitĂ© de l’Europe dans l’hĂ©misphĂšre Nord, « le plus couvert de terres ».

21 : dans ÉlĂ©ments, n° 174, p. 94, reprise d’un article de Guillaume Faye de 1980, « Pour en finir avec la civilisation occidentale ».

‱ Georges Feltin-Tracol, Pour la troisiĂšme voie solidariste. Un autre regard sur la question sociale, Éditions Les Bouquins de SynthĂšse nationale, coll. « IdĂ©es », 170 p., 20 € (+ 4 € de port).

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