Carl Schmitt
par Georges FELTIN-TRACOL
L’intervention de cette Rentrée porte sur une personnalité considérée par la novlangue inclusive officielle comme « sulfureuse » et « controversée ». Né en juillet 1888 à Plettenberg dans cette Rhénanie qui appartient à la Prusse depuis le Congrès de Vienne en 1814 – 1815, Carl Schmitt fut un juriste réputé. Il fut aussi un remarquable spécialiste du droit constitutionnel.
Ce n’est pourtant pas le plus grand penseur du droit politique du XXe siècle qui nous intéresse aujourd’hui. C’est l’Européen digne qui épousa d’abord la Tchèque Paula Dorotic, puis une fois le divorce obtenu, la Serbe orthodoxe Duschka Todorovic. En 2017, Aristide Leucate a publié dans la collection « Qui suis-je ? » chez Pardès une sobre et belle biographie. Trois ans auparavant, sous la direction de Serge Sur sortait aux CNRS – Éditions un ensemble de contributions remarquables intitulé Carl Schmitt. Concepts et usages. Enfin, l’an passé, les magistrales Éditions du Lore ont fait paraître Sur et autour de Carl Schmitt. Un monument revisité par Robert Steuckers.
Outre trois textes d’hommage au professeur Piet Tommissen (1925 – 2011), grand ami de Julien Freund, ce nouvel ouvrage évoque non seulement l’œuvre et les concepts du penseur allemand, mais aussi ses sources (Clausewitz, Gustav Ratzenhofer) et sa postérité outre-Rhin, en particulier chez le théoricien de la nation allemande Bernard Willms (1931 – 1991). Par son prussianisme indéniable, son catholicisme intransigeant, son soutien critique au national-socialisme et son approche révolutionnaire-conservatrice (Robert Steuckers a raison de lire les écrits de Gilles Deleuze à l’aune de Schmitt et réciproquement), Carl Schmitt occupe toujours une position intellectuelle majeure, malgré la marginalité de sa troisième partie de sa vie de ses deux détentions consécutives par les forces d’occupation alliées en 1946 – 47 jusqu’à sa mort dans sa ville natale en avril 1985.
Dans le cadre de la présente chronique, on s’intéressera au géopoliticien visionnaire du « Grand Espace ». Prolongement de la Mitteleuropa, de l’harmonisation économique et douanière des empires allemand et austro-hongrois avant 1914, le « Grand Espace » envisage l’organisation politique, sociale et économique des continents ou de parties continentales. Prenant acte dès 1945 de la faillite du système westphalien – ce que ne comprennent toujours pas les souverainistes français –, Carl Schmitt réfléchit à un nouvel ordre diplomatique mondial qu’il appelle le « Nomos de la Terre », titre de son maître – ouvrage paru en 1950. Le « Grand Espace » transcende l’État au sens classique du terme dans un cadre continental et/ou impérial. C’est une solution ambitieuse et volontariste. « L’Europe d’aujourd’hui est contrainte de répondre à un double défi, note Robert Steuckers, d’une part, s’unifier au-delà de tous les vieux antagonismes stato-nationaux, pour survivre en tant que civilisation, et d’autre part, renouer avec son tissu pluriel, extrêmement bigarré, dans un jeu permanent d’ancrages, de réancrages et d’arrachements projectuels (p. 87). »
Le « Grand Espace » s’inspire ouvertement de la doctrine Monroe qui exige en 1823 la fin de toute emprise européenne en Amérique. Une fois le « Grand Espace » européen réalisé, « les affaires critiques européennes ne regarderaient que les Européens, explique David Cumin dans Carl Schmitt. Concepts et usages, à l’exclusion des autres Puissances. Par conséquent, réciprocité oblige, celles des Arabes ne regarderaient que les Arabes, celles de l’Afrique noire, que l’Afrique noire, celles des Américains ou des Asiatiques, que les Américains ou les Asiatiques, à l’exclusion des Puissances européennes. Les États-Unis seraient expulsés d’Europe, comme la France de l’Afrique noire… (p. 41) ».
Le « Grand Espace » constitue donc une réponse valable autant à l’aberration cosmopolite de la mondialisation qu’à l’illusion mortelle du bunker national. Carl Schmitt ne défendait pas un simple monde multipolaire. Il concevait à rebours de tous les universalismes fomentés en partie par certains cénacles de la philosophie des Lumières le pluriversum, c’est-à-dire un univers de civilisations différenciées dynamique, conflictuel et vivant. Une perception plus que jamais d’avenir !
Georges Feltin-Tracol
• Chronique n° 28, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 10 septembre 2019 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.
Livre disponible auprès des éditions du Lore: https://ladiffusiondulore.fr