Marche républicaine à l’Universel : l’ultralibéralisme, poison républicain
Nous croyons à tort que l’ultralibéralisme, c’est-à-dire la société ouverte par la déréglementation des marchés et du travail, la concurrence libre et non faussée, la circulation sans entraves des marchandises, des hommes et des capitaux… est d’apparition récente. Pourtant, l’ultralibéralisme est inscrit dans le projet républicain dès le début de la révolution dite « française ». Quoi d’étonnant, quand on sait que cette révolution fut conduite par une bourgeoisie d’affaires qui avait pour seul objectif de défendre ses intérêts, dussent-ils aller à l’encontre de ceux du peuple ?
Le processus de mondialisation ultralibéral ne s’est pas déclenché par hasard, par accident ou en raison de l’évolution des techniques ou de l’économie. Ce processus a d’abord été fantasmé avant d’être expérimenté il y a déjà plus de deux siècles. Grâce au coup d’Etat de 1789, la bourgeoisie d’affaires a pu légalement se doter de tous les outils nécessaires au déclenchement de cette expérimentation. L’objectif était d’installer une économie sans frontières et sans règles, une économie fondée sur l’exploitation d’une masse humaine atomisée par une petite minorité organisée et concentrant tous les pouvoirs.
Pour les républicains, la liberté de faire commerce fait partie des droits de l’homme car « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme, rédigée par eux). De plus, la protection de la propriété est un devoir sacré. L’individu doit pouvoir en disposer librement. Dans son projet de Constitution présenté à la Convention le 15 février 1793, Condorcet (le concepteur d’un système métrique qui se voulait lui aussi universel) énonce :
- Que la « Propriété » fait partie des droits civils, naturels et politiques des Hommes (article 1)
- Que « Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie » (article18)
- Que « Nul genre de travail, de commerce, de culture, ne peut lui être interdit ; il peut fabriquer, vendre et transporter toute espèce de production. (article 19)
- Que « Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre luimême » (article 20)
- Que « Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement » (article 21)
- Qu’Il y a « oppression » lorsqu'une Loi viole le droit de propriété qu'elle doit garantir, droit faisant partie (art. 1) des « droits naturels, civils et politiques » (article 32)
De tout cela il ressort que le financier, l’industriel ou l’oligarque peut jouir comme il l’entend des capitaux ou des moyens de production qu’il s’est appropriés : il peut donc délocaliser ses industries, fermer ses usines, transférer à l’étranger des capitaux. Il peut aussi, disposant à son gré de cette industrie, substituer des travailleurs étrangers aux travailleurs français. Toute volonté de restreindre le droit d’un individu à délocaliser ou fermer des usines, toute volonté d’instaurer une limite au mouvement des capitaux, toute volonté de réglementer le fonctionnement des moyens de production est assimilable à une « oppression ».
La société que propose ici Condorcet est une société complètement déréglementée : chacun doit pouvoir exercer le métier, le commerce ou l’activité de son choix, quand il le souhaite et comme il le souhaite (« Nul genre de travail, de commerce, de culture, ne peut lui être interdit ; il peut fabriquer, vendre et transporter toute espèce de production »). Cela veut dire, ramené à notre époque, qu’il n’y a plus besoin de licence pour conduire un taxi, d’avoir un diplôme particulier pour vendre des médicaments ou d’obtenir une autorisation pour commercer le dimanche. La proposition de Condorcet ne fait que traduire les dispositions de la loi du 2-17 mars 1791 (décret d’Allarde) qui en son article 7 énonce : « A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon… ».
En matière de déréglementation et de dérégulation, l’ultralibéralisme de la période révolutionnaire est bien plus radical que celui d’aujourd’hui. Ainsi, le décret d’Allarde (1791) avait autorisé n’importe quel citoyen à exercer n’importe quel métier. Certains, sans aucune connaissance particulière en médecine ou pharmacie, se sont autorisés à se dire médecin ou pharmacien. Du coup, les formations et diplômes correspondants n’ont plus eu aucune raison d’être. Une loi du 18 août 1792 a donc supprimé la Faculté de médecine. L’année suivante, un décret du 15 septembre 1793 établissait " la dissolution et la fermeture des Facultés et organisations enseignantes". En quelques semaines, des institutions existant depuis plusieurs siècles ont totalement disparu du territoire : Ecoles de Médecine mais aussi Collège de Chirurgie, Collège de Pharmacie, Académie de Chirurgie, société Royale de Médecine, sociétés scientifiques… Les conséquences furent immédiates. Des milliers de charlatans sans formation exercèrent désormais librement la médecine et la pharmacie. De nombreux patients le payèrent de leur vie. Le scandale était tel que le pouvoir républicain fut obligé de réviser les principes ultralibéraux proclamés. Le rapport de Barras au Directoire (16 janvier 1798) nous laisse clairement entrevoir l’ampleur du problème :
« Le public est victime d’une foule d’individus peu instruits qui, de leur autorité, se sont érigés en maîtres de l’art, qui distribuent des remèdes au hasard, et compromettent l’existence de plusieurs milliers de citoyens… O citoyens représentants, la patrie fait entendre ses cris maternels et le Directoire en est l’organe ! C’est bien pour une telle matière qu’il y a urgence : le retard d’un jour est peut-être un arrêt de mort pour plusieurs citoyens !… Qu’une loi positive astreigne à de longues études, à l’examen d’un jury sévère, celui qui prétend à l’une des professions de l’art de guérir; que la science et l’habitude soient honorées, mais que l’impéritie et l’ignorance soient contenues; que des peines publiques effraient la cupidité et répriment des crimes qui ont quelque ressemblance avec l’assassinat ! ».
Pour endiguer la catastrophe sanitaire, les révolutionnaires avaient rétabli en 1794 des écoles de santé. Cependant, ces écoles étaient consacrées aux seuls militaires et ne remettaient pas en cause la « liberté de faire tel négoce ou d’exercer telle profession ». Il faudra attendre la loi du 10 mars 1803 pour que l’exercice de la médecine soit soumis à une formation et à la réussite à des examens officiels ! Belle réussite !
Il va de soi que ces déréglementations auraient été impossibles dans le cadre de l’ordre social traditionnel. Cet ordre protégeait l’exercice des métiers et régulait de telle sorte le marché du travail qu’il était impossible de le « libéraliser ». Par « libéraliser », il faut comprendre : « laisser le renard libre dans le poulailler libre ». Il reviendra à la Révolution d’introduire le renard dans le poulailler, non sans s’être assuré auparavant que les poules étaient dans l’incapacité de se rassembler face au prédateur. Au nom de la liberté du travail, on va ainsi interdire les corporations, maîtrises, jurandes par le décret d’Allarde (mars 1791). La loi Le Chapelier (14 juin 1791) fera un délit du rassemblement des ouvriers et des paysans en vue de défendre leurs intérêts. On appellera cela le « délit de coalition ». Toute coalition ouvrière sera punie d’emprisonnement. La grève est interdite. Les coalitions patronales, quant à elles, seront autorisées à condition qu’elles n’aient pas pour objectif de faire baisser les salaires. Comme le voulait Condorcet, tout individu pourra vendre son service et son temps… aux conditions fixées par son employeur. Certes, il ne pourra se vendre lui-même, mais, comme aux Etats-Unis ou la conditions des ouvriers blancs du Nord industriel sera aussi misérable que celle des esclaves noirs du Sud agricole, la condition ouvrière en France sera assimilable à un esclavage de fait.
A la libéralisation du travail et à l’esseulement de l’ouvrier exploité s’ajoute l’ouverture complète du marché. Le décret de l’Assemblée du 30 et 31 octobre 1790 supprime les douanes intérieures. Les douanes extérieures seront bientôt repoussées jusqu’aux frontières des pays conquis, avec un tarif national douanier unique s’appliquant aussi bien en France, qu’en Italie, Espagne, Suisse, Belgique, Pays Bas ou Allemagne. Mais ces frontières européennes elles-mêmes ne doivent-elles pas être abolies ? Car la République est « universelle, une et indivisible » proclame le député du Cantal Jean-Baptiste Milhaud en 1792. Autrement dit, le « morcellement politique » et les « corporations nationales » doivent être supprimés au nom de « l’indivisibilité du monde » ajoute le député Anacharsis Cloots (1792). Il faut abattre les frontières et installer une « gouvernance globale » ou plutôt, dans le langage du XVIIIe siècle : un « sénat du genre humain », une « législature cosmopolite » (Cloots) ou un « Congrès du Monde entier » (Chénier, 1792).
La République universelle projetée par les révolutionnaires se confond avec le marché unique planétaire. Ecoutons Cloots, qui annonce l’immigration de peuplement, la monnaie unique, le marché libre, globalisé et homogène ainsi que l’âge d’or du négoce et des manufactures : « les peuples sauront franchir les barrières pour s’embrasser fraternellement. C’est alors que les vicissitudes du change monétaire, du commerce maritime et continental ne troubleront plus la valeur des marchandises. La nourriture, le vêtement, la santé, la tranquillité, ne dépendront plus de spéculations et de l’agiotage des corporations étrangères. La circulation des subsistances et des médicaments ne trouvera aucun obstacle nulle part (…) Le bon prix se soutiendra partout par les nombreux canaux d’un commerce permanent et invariable, par la concordance des poids et mesures (…) Les négociants ne craindront plus les flétrissures de l’infâme banqueroute. L’agriculture et les manufactures, jamais troublées par la guerre, ne se ressentiront point de l’inclémence locale des saisons…. ». (Discours à la barre de l’Assemblée nationale au nom des Imprimeurs, 9 sept. 1792)
Pour finir, Anacharsis Cloots promet d’étendre au reste de l’Europe et à toute la terre le « commerce sans entraves, sans bornes et sans limites » qui unit, dit-il, la France et les provinces conquises en Espagne, en Italie et en Allemagne. Et il termine par ces mots : « L’Univers formera un seul Etat, l’Etat des Individus-Unis (…), la République-Universelle ».
En conclusion, il est tout à fait clair que le processus de mondialisation, la fin des Etats nations, la dérégulation, la déréglementation, la loi absolue du marché, l’effacement des frontières, la libre circulation des hommes et des marchandises, la volonté d’esseuler l’individu face à l’employeur… ont été pensés, voulus et construits, brique à brique, par une république qui se voulait universelle. Nous vivons aujourd’hui l’aboutissement d’une grande marche globaliste commencée en 1789. Notons que cette marche a été cependant ralentie par des luttes autochtones. Des rapports de force favorables ont parfois obligé le régime à reculer : ainsi du retour des professions réglementées, de l’abrogation du délit de coalition, de la loi sur la création des syndicats ou de la loi sur les associations. Cependant, nous voyons bien que, globalement, ce sont les conceptions de la bourgeoisie d’affaires de 1789 qui déterminent aujourd’hui la nature du marché et son organisation. Le marché est libre, sans entrave et sans bornes comme le voulait Cloots. Les syndicats ne sont plus que des auxiliaires du pouvoir. L’offensive pour déréglementer à nouveau les professions, notamment celles du droit, de la médecine et de la pharmacie, a recommencé. Le code du travail, code protecteur s’il en est, conquis de haute lutte, est progressivement démantelé. Le contrat collectif de travail, conquis de haute lutte lui-aussi, s’efface devant un contrat individuel à la carte. Quant aux frontières, symboliques, elles n’empêchent ni la libre circulation des hommes, ni celle des capitaux, ni celle des marchandises.
On reconnaît l’arbre à ses fruits, dit-on. Avec de telles racines républicaines, l’ultralibéralisme ne pouvait produire que des fruits empoisonnés.
Antonin Campana